J+140 - Do i look like i give a damn? ▬ Wade.

Bien que la soirée fut avancée, l'activité n'avait pas totalement quitté le village qui se préparait encore activement pour la nuit et les opérations du lendemain. Dans l'obscurité reine s'élevaient des feux de camps dont les flammes dansantes venaient éclairer les personnes encore debout.

Elliot n'aimait guère la nuit. Ce qui était autrefois vecteur d'émulsion créatrice relevait aujourd'hui du pénible. Les insomnies s'installaient, insidieuses, dans le silence inquiétant d'une vie précaire ; l'impossibilité de dormir le prenait en étau et alors, les questions s'entassaient, les souvenirs d'antan réapparaissaient. Alors Wooden Cove l'oppressait. Seules scintillaient les étoiles dans le ciel, plus brillantes que jamais du fait de la disparition de la technologie.

Il ne s'était pas encore vraiment fait à cette nouvelle vie faite de bric et de broc. L'insalubrité le répugnait et la dangerosité des alentours - et les blessures que cela avait occasionné à certaines personnes - rendait son sommeil plus léger qu'il ne l'était déjà. Ses premiers jours l'avaient accablé et épuisé plus qu'il ne l'aurait cru, son corps refusant d'ingérer quoique ce soit de solide tout en lui faisant payer le manque. Tout est une question de temps, se disait-il amèrement, étouffé par un mélange d'agacement et de frustration.

Plus tôt, Elliot avait participé aux finitions d'une cabane construite pour l'une des nouvelles marmottes. Il avait fini le dos en feu et on lui avait conseillé d'aller se reposer, mais il avait préféré se rendre à la place centrale et s'asseoir sur l'un des bancs de fortune, un étonnant poste d'observation qui lui avait apprit plus de choses sur cette communauté que toutes les conversations qu'il avait mené jusque-là.

Il vit apparaître au loin Wade, le docteur avec qui il avait déjà conversé à plusieurs reprises. Une personnalité agréable, du peu qu'il avait retenu de ces échanges occasionnels. Il le suivit du regard quelques secondes, puis reporta son attention vers sa main gauche qui le titillait soudain ; une fine plaie ouverte, cadeau des bouts de bois précédemment manipulés. Ses pensées s'alourdirent dans un lourd soupir, virevoltant entre les secrets de la Voûte et les dangers des paysages alentours.

Quel ennui. La nuit promettait d'être longue, encore une fois.

HIGH VOLTAGE

La tombée de la nuit était certainement le moment le plus agréable de la journée, et le plus empreint de solitude. Wade avait pris l'habitude de prendre son repas à la réserve de nourriture et l'emporter dans un lieu un peu isolé pour se sustenter tranquillement, observer les étoiles et faire le vide dans son esprit. Un moment de sérénité auquel il était très attaché.

Il accordait une attention toute particulière à l'aspect général de son repas. Ce n'était pas de la fine gastronomie, mais il prenait malgré tout bien soin d'agencer correctement les éléments de son plat, pour rendre au moins esthétique ce qui ne parvenait pas à satisfaire ses papilles raffinées. Elle était loin, l'époque où il n'avait qu'à mettre les pieds sous la table pour se faire servir du caviar et du champagne sans compter. Si loin qu'il en a presque oublié les saveurs.

Pendant qu'il fait les finitions, il se gratte légèrement le haut de la tête, passe un doigt contre la fine cicatrice qui lui fend le crâne. Ses cheveux repoussent lentement mais sûrement, sauf à cet endroit. On ne verra pourtant bientôt plus la cicatrice, effacée derrière des cheveux noir de jais qui commencent à reprendre leurs quartiers et recouvriront la zone dégarnie une fois qu'ils seront suffisamment longs. Ce n'est pas parce qu'on vit comme des sauvages qu'il ne faut pas avoir l'air présentable, pense-t-il.

Il s'éloigne alors de la réserve et balaie du regard la place centrale de la ville, dans l'espoir d'y trouver un coin où s'installer sans risquer d'être importuné. Il y trouve étonnamment un visage familier, un type avec qui il a déjà eu des échanges plutôt courtois et intéressant — il est pourtant rare que le premier contact se passe bien ces temps-ci. Intrigué par sa solitude et son éreintement apparent, il s'approche de lui, ose faire intrusion sur le banc qu'il occupe et dépose son repas sur ses genoux, lui lançant un regard curieux.

— Je connais très bien cet air dépité, il me donne l'impression que je me regarde dans une glace, dit-il avec un brin d'amusement, et à la fois une légère teinte de frustration. Vous partageriez bien un repas avec moi, Mansfield ?

Une personne s'approcha de lui, le tirant par la même occasion de ses songes, et il fut étonné de voir le docteur qu'il avait observé plus tôt. La fatigue lui avait-elle occasionné un nouveau moment d'absence ? Ces moments lui faisaient se sentir particulièrement stupide mais il tâcha de ne pas le montrer à Wade, qui manifestement semblait vouloir partager du temps avec lui, à sa grande surprise.

Elliot accueillit la première réflexion avec un haussement de sourcils, ne trouvant rien de vraiment positif à répondre, puis : « Naturellement, répondit-il en joignant un geste de la main droite pour appuyer la réponse, mais vous me pardonnerez de ne pas vous accompagner, j'ai déjà profité de mon festin plus tôt. »

Quelques bouchées de viande non identifiée et un manque évident d'épices, juste assez pour gagner la force d'aider au bricolage. Il aurait aimé se plaindre du manque de saveur et de nourriture thai, mais il avait jugé préférable de gagner en ancienneté avant de se permettre d'être désagréable.

« Ma foi, bon appétit », dit-il en se demandant combien de temps il mettrait pour lui couper ledit appétit avec son apparent dépit. Il se mit alors à fixer les bâtiments leur faisant face.

Les jours précédant, il avait eu le loisir d'être prit pour cet homme - qu'il avait toujours connu rasé - et s'il n'avait pas vu la ressemblance les premiers temps, il lui semblait ce soir-là la saisir enfin. Il se tourna vers le docteur et lui demanda en plissant les yeux : « Vous m'avez dit être réveillé depuis combien de temps, déjà ? »

HIGH VOLTAGE

Il pose son regard sur son repas, il a envie de rire jaune au bon appétit que prononce son interlocuteur. Aujourd'hui, ce n'est plus vraiment un plaisir, juste un besoin élémentaire. Pour assurer sa survie, il est prêt à ingurgiter cette carne grillée et ces fruits sans saveur, qui lui procurent la même sensation que des bouchées de sable. Pourtant il ne bronche pas lorsqu'il entame son repas ; les premiers jours il avait refusé d'avaler cette nourriture de sauvage, mais très vite, il avait fini par comprendre qu'il n'aurait rien d'autre. Alors il fait avec, il n'a pas le choix.

Il mord dans un fruit en même temps que la question parvient à ses oreilles. Combien de temps. Dès le premier jour, Wade avait pris soin de compter chaque nouveau lever de soleil en dessinant des croix sur un mur de la maison qu'il occupait. Il était pourtant frustrant de ne pas savoir dater la journée actuelle dans le calendrier. Il avait gardé précieusement sa belle montre dans une poche intérieure de son costume, dont les aiguilles s'étaient figées à l'intérieur du cadran, et il regrettait beaucoup qu'elle ne fut pas en mesure de compter les années.

— Cela fait cinquante-quatre jours. C'est fou comme le temps passe vite quand on s'amuse !

Ses lèvres esquissent un sourire forcé pour accompagner ses mots imprégnés de sarcasme. Cinquante-quatre. Quasiment deux putain de mois d'emprisonnement dans ce bagne infâme. Il parvient à dissimuler sa contrariété derrière un masque serein, il a appris à se plaindre modérément et chaque jour il se montre toujours plus assidu dans ses efforts de maîtrise de soi. Pourtant, Wade restera toujours Wade, un enfant gâté et capricieux dont les désirs sont des ordres.

Il crache les pépins du fruit au sol, et lance un regard à Elliot, l'homme en qui il a vu immédiatement un certain potentiel. S'il est allé vers lui, c'est qu'il a tout naturellement une idée en tête. Une idée encore à l'état de bourgeon qui mérite d'être mûrement réfléchie.

— Vous qui êtes un expert en technologie, êtes-vous déjà un peu allé étudier les dispositifs de la voûte ? Je ne m'y connais pas très bien dans ce domaine mais je me disais qu'on pourrait tout à fait s'en servir et les développer afin de retrouver un confort de vie à peu près similaire à avant. Qu'en pensez-vous ? Les représentants du tiers monde ont l'air de se contenter de ce mode de vie primitif mais moi je n'ai pas l'intention de vivre ainsi pour le restant de mes jours.

J+140 - Do i look like i give a damn? ▬ Wade.

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